IBN-KHAMÎS

650-708 H./ 1252-1308 J.C.

entre les intrigues

du Méchouar de Tlemcen

et celles du Palais de Grenade

Mohammed BAGHLI (1)

Lorsque Moufdi Zakaria arriva à Tlemcen en Septembre 1935 pour le Cinquième Congrès de l’Association des Etudiants Nord-Africains Musulmans(2), tous les jeunes militants du Mouvement National s’abreuvèrent autour de lui des poèmes les plus célèbres sur l’Histoire de Tlemcen et en particulier trois poèmes d’IBN-KHAMIS qui marquèrent les générations successives.

Ces poèmes ont été déclamés en leur lieu lors d’une randonnée pédestre organisée par le Parc National de Tlemcen  pour reprendre les traditions de sorties champêtres.

Le premier circuit de ballade sous la muse d’IBN-KHAMIS fut le circuit prenant son départ à la Station Spirituelle de Sidi ‘Abdallah Ben ‘Ali d’Al-Ba’al sur les hauteurs d’Al-Eubbad et longeant un chemin forestier plus au sud jusqu’à la rencontre du tronçon de Saquiet en-Nasrâni pour longer le canal dans les deux sens jusqu’au « Balcon d’Allah » comme diraient certains ou « Nadhratou en-Naîm » pour d’autres.

La halte en ce lieu a permis de remémorer le sens de la vie et l’œuvre d’IBN-KHAMIS et de ré-écouter ses trois poèmes célèbres sur Tlemcen.

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Enfance à Tlemcen

IBN-KHAMIS naquit à Tlemcen en 650H./1252 JC, d’origine Himyarî puis Hajrî puis Ru’aynî et enfin Tilimsânî.

Il connut la pauvreté et habita « une chambre avec comme literie, des peaux de mouton ».

Cette Chambre se trouve toujours près d’une entrée de service de la « Maison de la Culture » actuelle de Tlemcen.

Il se repentit plus tard dans ses poèmes des plaisirs auxquels il s’est adonné durant sa jeunesse.

Il reçut cependant une formation des plus poussées à Tlemcen qui comptait à son époque d’illustres savants dont Abû Ishâq Ibrâhîm et-Tenessî qui fût le Maître de tous les savants du 7° siècle Hégirien/13° siècle Chrétien.

Abû Ishâq et-Tenessî mourût en 679H./1261 JC et repose à al—‘Ubbâd.

Yaghmûrassan assistait à ses cours à la Grande Mosquée de Tlemcen et lui fît construire tout près une Médersa qui fut inaugurée sous le règne de Abî Saïd Uthmân 1er ben Ziyân qui succéda à Yaghmurâsan en 681H/ 1283 JC

SiDI BELAHCENE ET-TENESSY DE TLEMCENSidi Belahcène et-Tenessy devenu Musée - Photo 1912 -

Médersa de Sidi Belahcène et-Tenessî

 A l’époque où en Occident, devant chaque église se dressait une potence, et que se développaient des chroniques sur la Jacquerie et les scènes féodales,  IBN-KHAMIS apparaît comme le prototype de l’intellectuel du XIII° siècle en Occident musulman.

Tlemcen prenait alors des allures comme une des villes  les plus policées et les plus civilisées du monde.

En pénétrant ses poèmes, nous rencontrons des noms propres et des vocables rares qui révèlent une culture surprenante chez un Tlemcenien de cette époque, de condition modeste.

Les récits de l’antiquité arabe, persane et gréco-romaine forment, chez-lui, comme une toile de fond sur laquelle il compose ses pièces : Hermès, Socrate, al-Fârâbî, al-Suhrawardî, Sayf b. Dhî Yazan, ‘Amr b. Hind, Nu’mân, Imru’l-Kays et tant d’autres forment sa galerie de célébrités.

 Au Palais du Méchouar de Tlemcen

IBN-KHAMIS fût nommé en 681H./1282JC au poste de Secrétaire Particulier du Sultan Abou Saîd ‘Uthma^n Ier ben Yaghmurâsan (681-703 H./ 1286-1307JC).

En 688H./1289 JC une relation d’Al-‘Abdarî le trouve dans la gêne au Méchouar.

En 698H./1299 JC Tlemcen est assiégée par le Marinîde Abou Yaqoub Yousuf, et le siège durera cent mois, jusqu’à l’assassinat de l’assiégeant.

IBN-KHAMIS quitte TLEMCEN

Ibn-Khamis quitte Tlemcen, à la suite d’une tentative de meurtre dont il aurait été victime, et dont serait responsable un groupe de pression au sein du pouvoir en place qui lui faisait reprocher d’être partisan d’une reddition de la cité.

Ses poèmes s’attaquent à Banû Yaghmûr qui ont tenté de le faire assassiner et qui sont pour lui des tyrans orgeuilleux, impitoyables, vils.

Il les considère comme responsables de son exil loin de sa patrie meurtrie par l’anarchie.

Il les rend responsables d’avoir « aliéné son loyalisme à vil prix »

IBN-KHAMIS à CEUTA

Il essaye de se fixer comme enseignant mais ses propres auditeurs sont manœuvrés par un de ses rivaux Ibn Abî er-Rabî’ dès son arrivée à Ceuta..

Ahmed Al-Maqqarî Et-Tilimsânî nous décrit dans son Azhâr Er-Riyyâd fî Akhbâr ‘Iyyâd (Tome2 pp.297-301) la scène des petits écoliers harcelant Ibn-Khamîs des 10 questions de morphologie verbale de formes dérivées à racines comportant en troisième radicale une semi-voyelle défectueuse en grammaire arabe.

La forme « taghzûna » revenait sur trois questions ; la forme « takhshayna » revenait en deux fois, la forme « tarmîna » deux fois aussi, et les formes « tamhîna tamhûna, tamhayna et tamhiyâni ou tamhuwâni revenant dans les trois dernières questions.

Quel exercice pour nos brillants éléments en grammaire arabe de nos universités !

IBN-KHAMIS a considéré ces 10 questions d’un niveau élémentaire, lui qui maîtrisait toute la littérature arabe dans ses recoins linguistiques et poétiques.

IBN-KHAMIS à GRENADE

Il se rend alors à Algésiras puis à Malaga et enfin à GRENADE en 703H./1304 JC où il retrouve le vizir Ibn al-Hakîm qui lui avait rendu visite à Tlemcen lors de son retour d’un voyage en Orient.

Il lui façonne de ses propres mains un broc en cire sur les bords duquel il sculpte deux vers de circonstance que l’histoire a retenu :

Je n’étais qu’une fleur dans un jardin et me souriait les rieuses ailées

Je fus transformée d’état en état et voilà que j’embrasse les bouches des grands souverains !

Ce vase fût la curiosité du Palais de Grenade pour toute une époque.

Pour le VII° Centenaire de la mort d’IBN-KHAMIS, un 14 Mars 1308-2008 qui pourrait sponsoriser un concours du meilleur broc en cire avec l’inscription d’IBN-KHAMIS et faire promouvoir et réhabiliter l’art du travail de la cire dans  ce que fût l’Occident Musulman ?

En 706H./1306 JC IBN-KHAMIS décide de repartir en pérégrinations en Andalousie.

Ibn al-Hakîm voulut le retenir mais Ibn-Khamis eût cette répartie :

« Je suis, dit-il comme le sang ; je me mets en mouvement à chaque printemps ». Il retourna en visite à MALAGA puis se rendit à ALMERIA.

N’oubliant jamais TLEMCEN, il songe à y retourner

Mais un matin de l’Aïd es-Seghir 708H./1309 JC, il est surpris dans sa demeure à GRENADE et un certain ‘Ali Al-Abkam le gratifie d’un coup de lance qui met fin à ses jours. Le mobile de ce meurtre réside dans ses rapports avec Ibn al-Hakîm qui, le même jour, a subi le même sort. Cette émeute était consécutive à un coup d’état provoqué par Aboul-Jouyoush Nasr Ben Mohammed qui démit Mohammed III dit al-Makhlû’ du  royaume qu’il occupait depuis 701H./1302 JC

 IBN-KHAMIS, le Chantre de TLEMCEN 

Trois poèmes immortalisent la spécificité de l’environnement de Tlemcen.

Le premier de composition linguistique très savante commence par :

« Tilimsân law anna ez-zamâna biha yaskhû   mounâ en-nafsi lâ dâru es-salâmi wa lâ al-karkhou

تِلِمْسَانَ لَوْ أَنَّ الزَّمَانَ بِهَا يَسْخُو

مُنَى النَّفْسِ لاَ دَارُ السَّلاَمِ وَلاَ الكَرْخُ

Le second poème commence par le vers suivant

تِلِمْسَانُ جَادَتْكَ السَّحَابُ الدَّوَالِحُ 

وَأَرْسَتْ بِوَادِيكَ الرِّيَّاحُ اللَّوَاقِحُ

« Les nuages, ô Tlemcen, déversent sur toi d’abondantes ondées et tu es caressée par les fécondantes effluves des zéphyrs.

« Les fortes averses, qui tombent sur tes campagnes, du côté de bâb al-djiâd en vivifient le sol et l’aplanissent.

« Mon cœur tressaille au moindre éclair et mes larmes se mettent à couler à la vue de la plus petite misère.

« Chacune de mes paupières ressemble au bord d’un puits, toujours prêt à donner l’eau qu’on lui demande et mon cœur s’enflamme à la moindre étincelle (de bonheur)

«Si l’on ne trouvait pas d’eau dans mes yeux, il serait inutile d’en chercher ailleurs ; il n’y aurait de feu nulle part, si l’on n’en trouvait pas dans mes flancs.

« O mes deux amis ! (je sais qu’) il n’y a pas d’hospitalité confortable à espérer, pour le voyageur qui se présente pendant la nuit (or je suis un voyageur nocturne) et l’aurore n’apparaît point encore pour moi !

« J’ai beau regarder ; aucune lumière, annonçant le matin, ne se montre à mon œil (et pourtant) aucune étoile ne luit au couchant !

« Au nom de votre justice, cessez de me blâmer et pardonnez-moi : il n’y a de véritable ami que celui qui sait pardonner !

« Ne m’adressez pas de reproches et excusez-moi ! j’ai si peu de bons conseillers, pour me ramener dans la bonne voie (quand je m’en écarte) !

« J’ai(d’abord) caché mon amour (pour Tlemcen), mais ma douleur (d’en être séparé) a éclaté au grand jour : Comment aurais-je pu en garder le secret, alors que les larmes brillaient (dans mes yeux) !

« J’ai contracté une dette de reconnaissance envers Saquiet er-Rûmî ; (je ne m’en cacherais pas), quand bien même les collines (qui la dominent) et, dont le pied est humecté par les sources, devraient s’opposer (à son paiement).

« Que de visites j’ai fait à cette saquia, auprès de laquelle les prières sont exaucées et les faveurs accordées !

« Mon regard alors, se promenait librement sur ces jardins et ma monture parcourait ces hippodromes.

« Là-bas, (à Tlemcen) l’esprit est vif et se donne libre carrière ; des rêves séduisants y voltigent, comme des flocons de neige.

« les jeunes filles ressemblent à de jeunes chamelles qui penchent gracieusement le cou, tandis que les oiseaux des jardins chantent et gazouillent (sans cesse).

« (Ceux-ci et Celles-là) sont fascinés par le regard qui les contemple ; (les uns et les autres) font verser des torrents de larmes.

« Que le salut, de ma part se répande sur Al-‘Ubbâd comme se répand l’odeur du musc, autour du vase qui le contient.

« Le territoire du diadème de la science a (toujours) été généreusement gratifié d’abondantes pluies, qui inondent les collines et les vallons (voisins).

« Vers toi, Ô Cho’aib ben el-Housain, nos pensées s’envolent, alors que nos corps sont loin de toi.

« Tu es parti, mais tes désirs ont été entièrement comblés ; ton voyage (vers l’éternel séjour) est digne de louanges et ton commerce a été lucratif.

« J’ai tout oublié, mais je n’oublierai jamais al-Warît, ni les haltes (que j’y ai faites), pour y humer (l’odeur) de ses jardins, le parfum de ses fleurs.

« Je m’arrêtais au haut de la cascade et à travers l’eau transparente, j’apercevais les pierres qui en tapissaient le fond.

« Etait-ce ton eau ou bien mes larmes (que traversait mon regard) ce jour là ? le rocher élevé (sur lequel j’étais) peut seul dire la vérité, car, à nos côtés, il n’y avait pas de (témoins) jaloux.

« Ah ! si seulement, (rivière chérie !) ton lit pouvait s’emplir de mes larmes qui débordent ! – car mon cœur, pour toi, déborde d’amour.

« Ah ! si seulement ma cavale pouvait être (avec moi) sur tes bords ! elle ferait comme la gazelle (aimée) qui nage parmi les rides de ton eau !

« (Là-bas), une eau limpide s’écoule du haut des rochers – les eaux claires ne sortent-elles pas d’endroits ayant ces mêmes qualités ?

« Ces eaux sont plus subtiles que l’amour, que je cache, plus pures que les larmes, que je verse !

« Certes, la passion, qui m’obsède, pour qui je veux taire le nom- car, je suis mon seul conseiller, dans mes affaires- permettra de dire, après le temps que j’ai passé, isolé et solitaire, loin de l’objet de mon amour : »un tel a été vivement affligé ! »

« J’ai abandonné la bonne voie dans laquelle je me trouvais pour m’égarer dans le chemin de l’erreur ! Combien n’y a-t-il pas d’hommes pieux, qui, comme moi, se sont mis en route, bien qu’ils fussent très fatigués !

« Quel est l’endroit, où je ne rencontrerai pas d’envieux ! Quelles sont les paroles, à mon adresse, qui ne renfermeront pas d’injure !

« Mais je dirai à (ces) chevaliers de l’éloquence « sellez vos chevaux, car vous avez en moi, un (adversaire) que vous n’effrayez point et qui ne craindra pas de vous attaquer ».

« Pourraient-ils ignorer la réputation, dont je jouis, alors qu’elle est si grande ? Est-ce que ma valeur serait, par eux, dédaignée, alors qu’elle est si considérable ?

« Quand les ténèbres enveloppent

La terre, la lune brille de tout son éclat ; quand le matin paraît, le lion s’attriste !

« J’ai abandonné (Tlemcen) le marché de la victoire, mais ce n’est point par dédain : Comment pourrait-il en être ainsi, puisque ma gazelle (objet de mon amour), y est demeurée et y paît librement.

« Certes que moi-même, et mon cœur tout entier, soupirons à revoir ces lieux, et que l’objet de mes pensées, (ô Tlemcen) est, encore, dans tes murs élevés.

« Ô gens que j’affectionne – et je parle franchement – pourrai-je jamais m’acquitter de la reconnaissance que je vous dois ? ou bien ma dette est-elle trop considérable ?

« Est-ce que cette gazelle,qui est mon guide dans le chemin du bonheur, sera pour moi un conseiller, dont les yeux doivent me fendre le cœur ?

« Par ma gazelle, j’ai voulu désigner l’objet de mon affection ; c’est par pudeur et par respect (que je l’ai ainsi appelé) et je m’en excuse sincèrement(3).

كَنَيْتُ بِهَا عَنْهُ حَيَاءً وَحِشْمَةً 

وَوَجْهُ اعْتِذَارِي فِي القَضِيَّةِ وَاضِحُ

 

Mais C’est à ALMERIA, qu’il exprima son chagrin  sur le sort de TLEMCEN assiégé depuis une dizaine d’années par le Sultan Abî Ya’qûb Yûsuf dans un des cris  en poème pouvant être répercuté  à travers les espaces par delà la Méditerrannée et atteindre sa ville martyr.

Salî er-Rîha…

سَلِ الرِّيحَ إِنْ لأَمْ تُسْعِدِ السُّفْنَ أَنْوَاءُ

فَعِنْدَ صَبَاهَا مِنْ تِلِمْسَانَ أَنْبَاءُ…

Wa Ahdî Ilayha kulla yawmin tahiyyatan         Wa fî raddi ihdâi et-Tahiyyati Ihdâu

وََأهْدِي إِلَيْهَا كُلَّ يَوْمٍ تَحِيَّةً

وَفِي رَدِّ إِهْدَاءِ التَّحِيَّةِ إِهْدَاءُ…

Yutannibu fîha ‘âitûna wa khurrabu    wa yarhalu ‘anha qânitûna wa tunnâu..

يُطَنِّّبُ فِيهَا عَائِتُونَ وَخُرَّبُ

وَيَرْحَلُ عَنْهَا قَاطِنُونَ وَتُنَّاءُ..

Quatre mois après cette imploration,  Tlemcen  se débarrassa de ses assiégeants.

Des œuvres qu’il a pu réaliser, seuls nous sont parvenus quelques poèmes et récits de chroniqueurs de son époque.

 

REFERENCES :

M.Hadj-Sadok, E.I. iii 857-858 ;

‘Abd al-Wahhâb Benmansour, al-Muntakhab al-nafîs min shi’r Ibn-Khamîs, Tlemcen 1365H., 144p. ;

Maqqarî, Nafh et-Tîb Caire 1949, VII 280-295

Maqqarî, Azhâr al-riyâd Caire 1939 II, 301-36

Ibn-Maryam, Bustân, Alger 1908, 225

Ibn al-Qâdî Durrat al-hijjâl, Rabat 1934, I, 163 n°470;

 

NOTES :

(1) Ingénieur Consultant en Patrimoine immatériel

(2) voir Evocation du 10 Septembre 2005 Le Quotidien d’Oran p.13

(3)Traduction Alfred BEL et Ghouti BOUALI

Dans HISTOIRE DES BENI ‘ABD EL-WÂD ROIS DE TLEMCEN JUSQU’AU REGNE D’ABOU HAMMOU MOUSÂ II par Abou Zakarya Yahîa Ibn-Khaldoun

1er Volume pp ;13-17 Alger 1904