Le 28 Août Saint Augustin d’Hippone, fils  » du fier Patrice et de la douce Monique » Lalla Bouna, s’éteignit à Hippone en l’an 430 JC

La vie du Saint – orageuse au début mais exemplairement austère dans la suite- Il fût appelé -El-Rhoutsi-

Lorsque l’éminent orientaliste Emile MASQUERAY traduisit quelques lignes de LA CITE DE DIEU de St Augustin au Cheikh BEN SMAIA – Qotb Al ‘Ilm- celui ci s’exclama:  » L’homme qui a écrit cela était musulman ! « 

 

A force de tout voir,

on finit par tout supporter

A force de tout supporter,

on finit par tout tolérer

A force de tout tolérer,

on finit par tout accepter

A force de tout accepter,

on finit par tout approuver

C’est le Principe de la Grenouille chauffée

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Dimensions universelles du message de St Augustin

« Saint Augustin : Africanité et Universalité »

De la Numidie, sa terre d’origine, à l’univers :

« Africanité et Universalité d’Augustin »

Le colloque international organisé en mars 2001 à l’initiative du Chef de l’Etat algérien, Abd-el-Aziz Bouteflika, portait le titre suivant : « Le philosophe algérien, Saint Augustin : « Africanité et Universalité »[1]. Ce titre exprime bien les deux dimensions du message d’Aurelius Augustinus, fils de Patricius et de Monica, sa mère, – Monique, qui, notons-le, porte le nom d’une divinité locale libyque. C’est dans cette perspective de « l’Africanité et de l’Universalité de St Augustin » que je proposerai des éléments de réflexion sur l’itinéraire de sa vie et sur son œuvre. Je le ferai en prenant ce thème « Africanité et Universalité » successivement à partir de trois  points de vue complémentaires :

– d’abord à partir de la vie d’Augustin

– ensuite l’illustration de ce thème à partir de deux de ses œuvres majeures : les « Confessions » d’une part, la « Cité de  Dieu », d’autre part.

– enfin la reprise de ce thème à partir de sa méditation éthique sur la liberté intérieure de chaque personne humaine, d’une part, et sur l’éthique de la vie en société, d’autre part.

I. La vie d’Augustin dans son enracinement  « africain » et son ouverture à l‘Universel

Le  message de St Augustin est d’abord celui d’un « africain » de son époque. Très attaché à sa patrie. Augustin se désigne lui-même comme un  Africain, « Afer sum ». Par exemple, il répond au grammairien Maxime de Madaure, (Md’aourouch aujourd’hui) qui avait ironisé sur les consonances africaines des noms des martyrs  de Numidie, en lui disant : «Comment as-tu pu t’oublier jusqu’à attaquer des noms puniques, écrivant homme d’Afrique à des Africains, alors que tous deux nous sommes des Africains, écrit-il. Tu sembles oublier que les écrits puniques sont de qualité »…[2]. Et quant il fait allusion à son identité, il revendique, aussi, souvent, cette qualification de « punique » que lui appliquait, par dérision, l’évêque italien, Julien d’Eclane. Augustin lui répond : « Ne méprise pas, fier de ta race terrestre, ce punique qui t’admoneste…et que tu es incapable de vaincre par l’esprit »[3]Il aurait pu aussi, se dire « numide », bien que ce dernier vocable, historiquement vrai, n’apparaisse dans ses écrits qu’à travers sa référence fréquente à sa région de naissance comme étant « la Numidie ». Il est remarquable, par ailleurs, qu’évoquant la force du souvenir, à propos de la vie bienheureuse, il ne fait pas référence à  Rome ou à Milan, mais à Carthage : « (la vie bienheureuse) se voit «  à la manière dont se souvient de Carthage celui qui l’a vue ».[4]

Comme évêque responsable d’un peuple particulier il est mêlé à toutes les préoccupations de ses diocésains d’Hippone, et de la  Numidie de son temps. Il prend grand soin aussi de leur fournir des responsables connaissant le « punique » dans les régions de son diocèse où ceux-ci ne parlent pas le latin. Cette référence au « punique » pose, d’ailleurs, le problème difficile  de l’absence de référence chez Augustin au « libyque » alors que c’est dans sa région de naissance qu’a été découvert le plus grand nombre d’inscriptions libyques. Pour ce qui est des références d’Augustin au punique, nous pouvons nous appuyer sur les indications données  par l’archéologue algérienne, Sabah Ferdi : « Augustin fait allusion à la lingua punica dans ses multiples lettres et sermons : il en cite même quelques proverbes et signale l’expression punique correspondant à quelques mots latins (sermon 111,6 ; 167,3-4 ; Contra Litter.Petiliani II, 104,235). La lettre 13 (Epistola ad romanos inchoata expositio) atteste que le punique était maîtrisé par les paysans. La lettre 109,21 témoigne de l’utilisation du punique par les donatistes. La lettre 66,22 confirme la permanence du punique chez les paysans et les donatistes. Le procès verbal de la controverse entre Crispinus de Calama (l’actuelle Guelma) et l’évêque d’Hippone fut traduit en punique. La lettre 108,4 atteste de la large diffusion du punique dans les milieux extrémistes donatistes : les circoncellions ».[5] 

A Milan et à Cassiciacum,  le petit groupe d’amis qu’il rassemble, pour chercher ensemble  la « sagesse », est formé de jeunes gens venant, comme lui, de l‘Afrique romaine. Par la suite ses amis les plus chers, dont plusieurs deviendront évêques en Numidie ou en proconsulaire, proviennent de sa région (Alypius, Possidius, Evodius etc…). D’ailleurs, une fois terminée son année d’enseignement à Rome et son séjour à Milan et à Cassiciacum, il revient à sa « terre natale »  et ne sortira plus de son Afrique romaine. Lancel fait remarquer que, vers la fin  de sa vie il ne dit même plus  de Virgile, son  poète préféré, « notre poète », mais « leur poète », en parlant des romains païens[6]. Enfin, bien que très attaché à l’Eglise universelle, dans ses débats avec les donatistes, il défend dans ses relations avec Rome, chaque fois que c’est nécessaire, les droits et les traditions de l’Eglise d’Afrique.

Mais le message d’Augustin, enraciné dans sa terre de naissance, est en même temps ouvert sur l’Universel. Ce fut le deuxième axe du colloque d’Alger : « Africanité et Universalité ». Sa recherche de la vérité passe par toutes les familles d’esprit de son  temps. Il se passionne d’abord pour la recherche de la sagesse à partir de l’Hortensius de Cicéron. Il accueille des éléments de la pensée mésopotamienne, perse et indienne, à travers Mani et le manichéisme, auquel il adhère pendant dix ans. Il étudie successivement les livres des Académiciens, ou des néo-platoniciens (l’égyptien Plotin et le syrien Porphyre), avant de trouver la réponse à sa recherche dans la Bible et la pensée d’Ambroise de Milan.

Une fois évêque, très vite, par ses écrits, par sa correspondance, et par la place qu’il tenait dans les Conciles ou les Assemblées (cf. Carthage 411), Augustin bénéficie d’un rayonnement universel sur le monde  de son  temps. Pendant son ministère d’évêque il se préoccupe, certes, des questions propres à sa région, comme celles  posées par le schisme spécifiquement africain du donatisme et l’influence en Afrique du manichéisme. Mais il est tout autant passionné par les débats que soulève à partir de 411, Pélage, moine britannique, diffusant ses idées en Provence et à  Rome, avant d’aller le faire en Palestine. Il devient ensuite très vite le « docteur universel » de l’Eglise d’Occident, car, dès sa mort, ses œuvres sont  transférées en Europe d’où elles seront ensuite diffusées par les copistes dans toutes les Eglises de l’Occident.

Augustin demeurera ainsi, pendant plusieurs siècles,  le maître par excellence du christianisme en Occident particulièrement jusqu’à la diffusion au XIIIeme siècle du message de St Thomas.  Au XVIeme siècle, c’est encore à lui que se réfèrera Luther. L’animateur du Colloque d’Alger, Mahmoud-Agha Bouayyed, rappelait ce mot de Luther :    «  Tout Augustin est avec moi »[7]. Et au XVIIeme siècle il fournira, aussi, à Jansénius, sa relecture du christianisme. Aujourd’hui encore plusieurs centaines d’articles sur sa vie et son œuvre sont publiés chaque année, dans les langues les plus diverses.

Par ailleurs, Augustin ne lie pas son identité et son espérance à son insertion dans l’empire romain de son temps.  Ainsi, quand tous ses contemporains, en particulier, St Jérôme, considèrent que la prise de Rome par les Goths d’Alaric (410), marque la fin du monde, Augustin en prend occasion pour élargir son regard à l’histoire universelle, dans son grand œuvre de « La Cité de Dieu ». En effet, il y  prend, pour sujet d’étude, l’histoire de l’humanité depuis ses origines  jusqu’à la fin du monde, telle qu’il peut la connaître et conduit sa réflexion depuis la création de l’homme (et même des anges !) jusqu’aux temps de la Parousie. La Cité de Dieu n’est ni l’Empire romain, ni même l’Eglise, c’est cette réalité mystérieuse et intérieure qui rassemble tous les êtres humains ouverts au travail, en eux, de la grâce de Dieu.

Séduit dans sa recherche de la vérité par la pensée des philosophes platoniciens, il ne manque pas, cependant, de signaler que les autres peuples ont aussi leur sages : « Ce sont ces philosophes (platoniciens) que nous mettons avant tous les autres, …eux qui ont reconnu le Dieu suprême,… mais on peut trouver les mêmes thèses, ajoute Augustin, dans ce qu’enseignent les sages ou les philosophes d’autres pays, Libyens du pays d’Atlas, Egyptiens, Indiens, Perses, Chaldéens, Scythes, Gaulois, Espagnols. »[8] Pour Augustin, bien évidemment, la vérité est, d’ailleurs, indépendante des origines culturelles : « C’est au-dedans de moi, oui au-dedans, dans la demeure de la pensée que la Vérité, qui n’est ni hébraïque, ni grecque, ni barbare…me dit : « il dit vrai ».[9]

II. De la personne à la communauté : 

     les « Confessions » et la « Cité de Dieu »

Cette double dimension, celle de son  enracinement dans sa patrie africaine et celle de son ouverture à l’universel, nous la retrouvons, symboliquement exprimée, dans ses deux principales œuvres : les « Confessions »  et la « Cité de Dieu ». Elles nous font passer d’une méditation sur la personne – sa personne, dans son  enracinement propre, mais à travers elle, toute personne – à une réflexion sur la communauté des hommes – celle de son temps — mais à travers elle, celle de toute la communauté des hommes, au long des siècles.

Les Confessions. L’enracinement du message d’Augustin dans sa vie personnelle s’exprime clairement dans ses « Confessions ». Son livre est certes une autobiographie, mais il est beaucoup plus. On sait la polyvalence du mot « confession » dans son récit autobiographique. Il s’agit surtout pour Augustin, de « confesser » l’œuvre de Dieu dans sa vie. Il nous raconte les grandes étapes de sa transformation  intérieure,  non comme une fin en soi, mais pour rende hommage à l’œuvre de Dieu en lui, dont il faut louer le Seigneur. C’est dans cette perspective là, que son ouvrage est, aussi, une confession de ses fautes devant Dieu et devant ses contemporains. Mais ces deux perspectives sont proposées à tout homme qui veut relire sa vie, prise entre ses faiblesses et la grâce de Dieu.

Et pour que ce cheminement apparaisse dans toutes les étapes de sa vie, – et de toute vie humaine – il commence par mettre en évidence la faiblesse humaine à travers les caprices de  l’enfant  qu’il était et son  égocentrisme. « Je jetais, çà et là, mes membres avec des cris pour exprimer mes volontés…Quand on ne m’obéissait pas…je m’indignais contre ces grandes personnes qui ne se soumettaient pas  et contre ces hommes libres qui n’acceptaient pas d’être mes esclaves. Je me vengeais d’eux en pleurant. » [10] Ce sont ensuite les faiblesses de l’adolescent qu’il énumère, presque avec complaisance. Mais c’est, pour lui, évoquer un paradigme de toute existence humaine. On connaît le récit qu’il fit ainsi du célèbre épisode du vol des poires, à peine mûres, avec quelques uns de ses compagnons de jeux adolescents : « Je les ai  cueillies uniquement pour les voler. De fait, à peine cueillies, je les jetais…Et maintenant Seigneur mon Dieu, je me demande ce qui m’a charmé dans ce vol …Ai-je voulu, ainsi, dans ma prison, imiter une fausse liberté, par une ténébreuse parodie de la Toute-Puissance. »[11]

Il confesse ensuite les turpitudes de sa première jeunesse à Carthage « où crépitait la chaudière des honteuses amours » et alors «  des buées s’élevaient du fond limoneux de la concupiscence charnelle et des bouillonnements de la puberté. Elles couvraient de nuages et offusquaient mon cœur au point qu’il ne distinguait plus la clarté de l’affection, du brouillard de la sensualité. »[12]  Là aussi, il exagère sa  faute, pour exalter le bouleversement produit par sa conversion. On sait, en effet, qu’en réalité, dès dix-huit ans, il s’alliait à une compagne, la mère de son fils Adéodat. Il allait lui rester fidèle, pendant quatorze ans, jusqu’à leur séparation, après sa conversion. Ainsi les désordres évoqués recouvrent, à peine,  les deux premières années de sa vie à Carthage ; mais il s’agit de montrer au lecteur que Dieu l’a arraché à lui-même pour le faire entrer dans la vie nouvelle du baptisé.

Et le sommet de cette analyse psychologique  est atteint lorsqu’il raconte les hésitations de son cœur et son  débat intérieur, avant sa conversion, la sienne et celle de son  compagnon Alypius : « C’est après cela (le choix de Dieu) que je soupirais, moi qu’enchaînaient…les fers de ma propre volonté. L’ennemi tenait mon vouloir et en avait fait une chaîne et il me serrait étroitement…Or la volonté nouvelle qui venait de naître en  moi, volonté de te servir gratuitement et de jouir de toi, O Dieu, n’était pas encore à même de surmonter ma volonté antérieure… ». [13]Même profondeur d’analyse psychologique quand parle de la mort de son ami et de l’amitié.

Ses « Confessions » sont donc intimement enracinées dans son histoire personnelle, de Thagaste à Carthage et à Rome ou à Milan. Mais elles sont destinées à acquérir, très vite, une dimension universelle par la profondeur des analyses et la sincérité du cri humain qu’il fait monter vers Dieu. De sa vie personnelle il fait ainsi l’un  des témoignages les plus connues de la littérature universelle. « Tard je t’ai aimée, beauté si ancienne et si nouvelle, bien tard je t’ai aimée… ».[14]

Mais Augustin qui s’est montré un analyste perspicace du coeur humain de l’individu, en réfléchissant sur sa vie personnelle, va maintenant  changer de registre quand il aborde son grand œuvre « La Cité de  Dieu ». Il ne s’agit plus de suivre les méandres de la volonté d’un homme pris entre sa faiblesse et l’appel de Dieu. Il faut maintenant discerner le                   même  mouvement dans la vie de l’humanité toute entière, placée entre l’appel de la cité de Dieu et les séductions de la cité terrestre. « Dans ce monde, les deux cités avancent ensemble, enchevêtrées l’une dans l’autre, jusqu’à ce que le jugement dernier vienne et les sépare. Il me faut traiter maintenant de leurs origines, de leurs destinées et de leurs           fins respectives. » [15]

Les premiers livres de ce monument littéraire, en s’appuyant sur Varon et les historiens romains, multiplient les détails foisonnants sur les traditions religieuses de la Rome païenne. Mais s’il le fait, c’est pour mieux établir un contraste saisissant avec les développements ultérieurs qu’il propose sur l’histoire humaine, contemplées du point de vue de l’avènement mystérieux de la « Cité de Dieu ». « Il est dit que cette cité descend du ciel, car céleste est la grâce par laquelle  Dieu l’a faite…C’est effectivement du ciel qu’elle est descendue, à travers le temps de ce siècle…et dans l’Esprit Saint, ses citoyens se multiplient. »[16]

Prenons à titre d’exemple de la portée universelle de sa réflexion, ce qu’il dit des empereurs romains chrétiens, et qui finalement acquiert sens pour toute autorité humaine: « Nous ne disons pas heureux certains empereurs chrétiens sous prétexte qu’ils ont régné plus longtemps ou laissé par une mort paisible leur sceptre à leurs enfants, ou dompté les ennemis de l’Etat…Mais nous les disons heureux s’ils règnent avec justice, si, au milieu des paroles de ceux qui les saluent trop bas…ils se souviennent qu’ils sont hommes, s’ils craignent Dieu…s’ils sont lents à punir, prompts à pardonner…si contraints de prendre des décisions rigoureuses, ils les compensent par la douceur de leur clémence et la générosité de leurs bienfaits… »[17] Et nous pourrions poursuive la lecture du livre d’Augustin en recevant avec lui les textes par lesquels, de siècle en siècle, il met en évidence la conduite de la Providence, le vrai sens du sacrifice, la condition du riche et du pauvre, la place du langage dans l’échange entre les hommes, l’aspiration universelle au bonheur, l’attente passionnée de la vision de Dieu, le vrai bien, mais aussi les méfaits de la guerre, le droit à la citoyenneté de tous les habitants de l’Empire, la bonne gouvernance, etc..

Cette réflexion sur la société atteint son sommet lorsqu’il s’efforce de mettre en parallèle la paix de la cité terrestre et celle de la cité céleste : « Cette cité céleste tant qu’elle voyage sur la terre attire des citoyens de toutes les nations …sans se préoccuper de leurs mœurs, lois et institutions…en s’attachant à conserver ce qui, divers, certes, selon la diversité des nations, tend, cependant, vers une même fin unique, la paix terrestre…La cité céleste use donc de la paix terrestre en son voyage, ici, et protège et recherche l’accord des volontés humaines dans ce qui touche la vie mortelle des hommes. Elle rapporte également cette paix terrestre à la paix céleste, paix tellement véritable qu’elle doit être considérée et désignée comme      La Paix. » [18]

D’une histoire particulière qui est celle de l’Empire romain, et d’un  récit théologique qui est enraciné dans les détails de « l’histoire sainte » du peuple juif ou du premier christianisme, il s’élève à une contemplation de tous les cheminements des sociétés humaines, en marche vers le don de Dieu. Il nous conduit ainsi du particulier de son époque à la condition  humaine de tous les temps. « Deux amours ont donc bâti deux cités, celle de la terre par l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu et celle du ciel par l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi. »[19]

 

    

III. De la dignité morale de l’individu à la dignité morale des peuples

Même développement de sa réflexion du particulier à l’universel, quand on rejoint Augustin dans  ses enseignements éthiques sur la  responsabilité morale de l’être humain, au niveau de sa conduite personnelle, comme à celui de sa gestion des affaires de la société.

La réflexion morale d’Augustin est particulièrement exprimée  à travers les péripéties de ses péchés de jeunesse, racontés complaisamment dans les « Confessions » et dont nous avons déjà parlé. Il s’agissait, par ce récit, de situer l’être humain devant sa responsabilité par rapport à son égoïsme, à sa colère, à ses mensonges, au vol, au péché de la chair etc… Cet enseignement moral d’Augustin s’élargira dans sa prédication comme évêque à Hippone où il est devant une communauté chrétienne tentée par toutes les faiblesses de la nature humaine. Par exemple, il évoque même, une fois, les habiletés des marchands d’Hippone qui vont jusqu’en Inde chercher des profits avec des partenaires dont ils ne connaissent même pas la langue.

Mais sa réflexion morale s’exerce, d’abord, par une longue méditation sur le bien et le mal, méditation commencée pendant sa période d’adhésion au manichéisme, mais développée aussi, à un niveau plus profond, dans ses débats sur le « libre arbitre, la liberté et la grâce ». On sait que ce thème, déjà abordé dans ses premiers écrits théologiques,[20] trouvera sa  pleine formulation, parfois avec des outrances, lors des débats d’Augustin avec Pélage  et les Pélagiens.[21] Le problème posé est au centre de toute réflexion croyante  sur la dignité de l’homme. C’est d’ailleurs un thème qui se retrouvera, trois siècles après, dans l’islam où il nourrira des controverses passionnées entre djabarites, mo’tazilites et asha’arites. Dieu est à l’origine de tout acte bon dans la vie humaine. Mais l’homme demeure pleinement responsable de ses actes et sa liberté consiste, précisément, dans l’adhésion de sa volonté aux motions de la grâce qui le conduit à faire le bien.

Et, pour Augustin, ce bien va vers un sommet, c’est l’accueil par l’homme de l’amour  qui vient de Dieu, amour que chacun doit partager pour en  vivre avec tous, et sous toutes ses formes. On connaît le fameux adage d’Augustin : « Ama et fac quod vis »,[22] qui ne veut pas dire : « Fais n’importe quoi, après avoir aimé », mais : « fais ce que l’amour de Dieu va t’inspirer ». Et la méditation d’Augustin sur l’amour atteint à l’universel dans des maximes comme celles-ci : « Je ne sais pas s‘il peut y avoir plus grand éloge de l’amour que ces paroles : Dieu est amour ». [23] Ou encore : « Toi qui aimes ton  frère, tu aimes nécessairement l’Amour même. Or l’Amour est Dieu. »[24] Ou encore « L’amour est la main de l’âme[25]Et chacun connaît cette pensée d’Augustin : « Il n’y a pas de mesure d’aimer Dieu, parce qu’alors la mesure serait d’aimer Dieu sans mesure. »[26]Il n’y a pas de message plus universel que l’enseignement d’Augustin sur l’Amour.

Mais l’enseignement moral d’Augustin ne reste pas limité aux relations individuelles des hommes entre eux. Il s’élève particulièrement à l’Universel dans sa réflexion  sur la vie en  société. Il en donne d’innombrables exemples dans ses enseignements de pasteur au peuple d’Hippone ou dans sa correspondance. Pour n’en citer qu’un, évoquons ce qu’il dit, dans une de ses lettres, à propos de l’enlèvement d’hommes libres par des marchands d’esclaves venant de Galatie débarquant sur les côtes numides (Lettres Divjak, 10).

Comme on l’a dit, on trouve notamment sa réflexion sur l’éthique de la vie en société dans la « Cité de Dieu ». Je ne peux ici prendre que trois exemples de ses convictions sur ce thème. Et d’abord ce qu’Augustin dit de la torture, alors largement pratiquée dans les enquêtes de justice pour rechercher le coupable. Voici ce qu’il écrit : « Pour savoir si un homme est coupable, on le soumet à la torture, et innocent, il subit pour des crimes incertains des peines bien certaines, et non parce qu’il a commis le crime en  question, mais parce que on ignore qu’il ne l’a pas commis. »[27]Nous sommes là devant une réflexion qui juge l’usage de la torture en son temps, mais qui prend valeur universelle, car d’autres sociétés, aujourd’hui comme autrefois, dans d’autres contextes, sont gangrenés par les mêmes recours à la torture.

Autre enseignement précieux, toujours dans la Cité de  Dieu, celui qu’il donne sur la guerre en évoquant celles que l’Empire romain a dû conduire pour étendre son domaine. « L’extension de l’Empire a entrainé des guerres de la pire espèce, guerres contre les alliés, guerre civiles qui secoue plus pitoyablement encore le genre humain…Ces maux, donc si grands, si horribles, si cruels, que quiconque les considère avec douleur en confesse la misère. Quiconque y pense sans douleur… est dans une plus grande misère encore, car il a perdu tout sens humain. »[28] Un ouvrage récent vient de rassembler tous les textes d’Augustin sur ce thème de la guerre et de la Paix (Fux, Editions Migne Paris, 2010, 212 p.)

Un autre enseignement dont l’actualité est évidente, c’est ce qu’il dit sur la justice comme fondement de toute société : « Un peuple ce n’est pas n’importe quel concours de foule ; c’est un groupement de gens liés par un consensus de droit et une communauté d’intérêt. Impossible de dire que la République (la « res publica ») est corrompue : à s’en tenir aux définitions, elle n’a même pas d’existence…Cette république (romaine) n’en  jamais été une, pour la bonne raison qu’elle n’a jamais connu de justice ».[29]

Ainsi aux deux niveaux que nous venons de considérer, la morale personnelle et l’éthique de société, nous voyons combien la réflexion d’Augustin passe du particulier à l’universel.  Sa réflexion de morale individuelle est d’abord enracinée, au plan des relations d’individu à individu, dans sa  propre vie ou dans celle de ses contemporains. Puis son horizon s’élargit et débouche sur une réflexion éthique qui embrasse, certes, d’abord, la vie en société à son époque, celle de l’Empire romain. Mais ces deux niveaux de questionnement, nous conduisent, l’un et l’autre, à une interrogation universelle sur la valeur de l’acte humain et sur la dignité de chaque personne ainsi que sur le respect auquel chacun a droit, dans ses relations individuelles, comme dans ses relations à l’Etat ou à la société.

Cette mise en oeuvre de l’amour évangélique, dans la diversité des situations est en même temps un long dialogue du mystique qu’il est, avec son Dieu. Continuellement, en effet, sa méditation s’enracine dans l’Amour vivant en Dieu dans les relations du Père avec le Fils et l’Esprit. Et c’est notamment à partir  de son  grand traité du « De Trinitate » ou de son commentaire sur la 1ere lettre de st Jean que sa doctrine sur ce thème s’exprime et s’approfondit.

Conclusion    

Les quelques exemples qui ont été pris dans la vie et l’oeuvre de St Augustin auront permis, je l’espère, de percevoir les dimensions universelles de son message. Elles rejoignent les suggestions du colloque international d’Alger de 2001 : « St Augustin : Africanité et Universalité ». Augustin est un numide romanisé de son temps. Il naît dans un  petit municipe de Numidie, Thagaste (354) où il va à l’école du lieu. II fait ses études secondaires, non loin de là, à Madaure (aujourd’hui M’daourouch) (366-369). Il achève sa formation à Carthage (370-373) où il va rencontrer le Manichéisme, l’une des idéologies religieuses de son temps et s’y attacher pendant une dizaine d’années. Son ouverture à « l’universel » de son temps sera servie par ses enseignements à Rome et à Milan (383-388). Après une séduction passagère par le scepticisme de l’Académie et une étape de découverte enthousiaste du néo-platonisme, il trouvera finalement la vérité qu’il a longuement cherchée dans la Bible, dans l’enseignement d’Amboise  et dans la vie de l’Eglise.

Il aurait pu demeurer un moine vivant ses « confessions », dans la discrétion de son monastère à Thagaste (388-390). Mais son ordination épiscopale à Hippone (395) fera de lui, très rapidement, le docteur de l’Eglise de l’Afrique romaine, et finalement le docteur de l’Eglise universelle que les catholiques reconnaissent en lui. Et en lui beaucoup, même non-chrétiens ou non croyants, peuvent découvrir, aujourd’hui encore,  la grandeur d’une destinée humaine qui cherche le bonheur et la vérité, sans abandonner pour autant le service quotidien de ses frères et la recherche passionnée de sa relation  personnelle à son  Dieu.

La profondeur de sa réflexion rejoindra toute les grandes questions qu’un croyant peut se poser sur le monde, celle du bien et du mal, celle de la liberté et de la grâce, celle de la recherche de  la vérité, celle du bonheur présent et avenir, celle d’une fidélité à un peuple particulier, qui débouche sur l’ouverture à l’universel, celle de la morale personnelle, conjugale, familiale, mais aussi celle des grandes questions de la Justice, de l’Etat, du respect des droits des personnes, de la guerre et des travaux de la paix. Le tout dans une  référence constante à son  Dieu dont il cherche passionnément la vision, et dans l’appel à l’amour du prochain qui rend Dieu visible auprès de chacun d’entre nous.

Fils de l’Afrique de son  temps, il rencontre et réfléchit personnellement, d’étape en étape, toutes les grandes questions de son époque. Il leur donne des réponses qui sont les siennes mais qui dépassent le contexte dans lequel il vit pour proposer aux générations futures les éléments d’une méditation et d’un engagement pour d’autres temps et d’autres contextes. Son enseignement et son exemple de vie ne nous laisse pas, d’abord, une idéologie ou un système philosophique et une théologie, mais un appel à trouver en nous, à la lumière de la Vérité, le sens et le but de toute existence humaine. Comme il l’a écrit : « Ne t’en vas pas au dehors… Rentre en toi-même. Au cœur de l’homme habite la Vérité. »

 

Tlemcen, Algérie

Moscou, 23 avril 2013

Henri Teissier, Archevêque émérite d’Alger



[1] Actes du colloque international Alger-Annaba, 1-7 avril 2001, Le philosophe algérien Saint Augustin, africanité et universalité, Publications du Haut Conseil Islamique, 2 tomes, Alger 2004

[2] Augustin, Ep.17,2

[3] Augustin, cité par Serge Lancel, St Augustin, Fayard, Paris, 1999, p.580-581

[4] Confessions, X, XVI ,25 et X, XXI,30  Trad. Bibliothèque augutinienne, Desclée de Brouwer, 1962,  2 tomes

[5] Sabah Ferdi, l’environnement pluriculturel d’Augustin, dans Saint Augustin, une mémoire d’Algérie, Sornogy-E

Editions d’art, Paris 2003, Musée d’Aquitaine, Bordeaux,2003, p.32 à 39

[6] Augustin, cité de Dieu XV, 9 Traduction La Pléiade, Gallimard, 2000, 1308 p.

[7] Actes du  colloque d’Alger, p.10

[8] Augustin, Cité de Dieu, VIII, 9 La « Cité de Dieu » dans la traduction de la Pléiade, Paris, 2000, 1308 p.

 [9] Confessions, XI, 3,10

[10] Confessions I, VI, 8

[11] Confessions II, VI, 12 et 14

[12] Confessions II, II, 2

[13] Confessions, VIII, V, 10

[14] Confessions, X, XXVII, 38

[15]  Cité de Dieu I, 35

[16] Cité de Dieu, XX,17

[17] Cité de Dieu, V, 24

[18] Cité de Dieu, XIX, 17

[19] Cité de Dieu, XIV,28

[20] Cf. la distance entre son traité «  Le libre arbitre » de 387-391 et « la grâce et le libre arbitre » de 426-427.

[21] Cf ses traités Ad Simplicianum, ou encore De gratia Christi

[22] Entre autres références possibles, In ep.ad Parthos, VII, 8

[23] Commentaire de la 1ere épitre  de St Jean, Editions Sources Chrétiennes, 1 Jean, 377

[24] Loc. cit., 1 Jean, 403

[25] Sermon, 125,7

[26] Ep.109

[27] CIté de Dieu, XIX, 6

[28] Cité de Dieu, XIX, 7

[29] Cité de Dieu, II, 21

 

 

 

 

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Littérature maghrébine «Saint Augustin, l’enfant de Thagaste» par Abdelhamid Benzerari

 

Saint Augustin, docteur de l’église latine, né à Thagaste, aujourd’hui Souk-Ahras le 13 novembre 354 et meurt en l’an 430 à Hippone (Annaba actuellement).

Son père, Patricius, était païen, sa mère, Monique, chrétienne.

Gagné au manichéisme, ses classes de grammaire achevées en son municipe, Augustin étudie les arts libéraux à Madaure (M’Darouch actuellement), puis la rhétorique à Carthage.

Il a 19 ans. Alors, il commence une carrière de professeur de l’éloquence à Thagaste(373), à Carthage (374-383), puis une année à Rome, sur recommandation de Symmaque (383) et à Milan(384).

C’est à Milan, où sa mère l’a rejoint, que s’achève l’évolution spirituelle d’Augustin.

Insatisfait, celui-ci cherche la vérité et croit la trouver dans des doctrines néoplatoniciennes.

Touché par la grâce, il renonce à sa chaire et, après une retraite de plusieurs mois à Cassiciacum (villa des environs de Milan), il se fait baptiser par Saint Ambroise(387) en même temps que son fils Adéodat (né en 372 à Carthage). Il décide alors de rentrer chez lui à Tagete .

Sur le point de s’embarquer à Ostie, il perd sa mère. Augustin quitte l’Italie en 388. En rentrant à Thagaste, il vend ses biens pour en donner le prix aux pauvres.

Puis il se fixe à Hippone.

Il y est ordonné prêtre en 391 et devient évêque de la ville en 396.

Il avait vu Rome s’effondrer en 410. Sa sérénité n’avait pas été touchée : les barbares, pour lui venaient à l’église. Ils assiégèrent Hippone vingt ans plus tard. Trois semaines avant la prise de la ville, Augustin mourait comme un patriarche (430).

Il meurt dans sa ville épiscopale assiégée par les vandales, peuple germanique qui envahit La Gaule, l’Espagne, puis sous la conduite de Geiséric (428-477), l’Afrique du Nord romaine où il fonda un royaume allant de l’Est algérien à l’actuelle Tunisie. Ce royaume disparut en 533 lors de la conquête byzantine de l’Afrique du Nord au temps de Justinien 1er.

«PENSEE ET ACTIVITE LITTERAIRE DE SAINT AUGUSTIN.»

Elles ont quelque chose d’universel. Evêque, il gouverne et enseigne son peuple(Homélies).

Controversiste, il défend la foi catholique contre les manichéens, les donatistes, les pélagiens.

Théologien et philosophe, il multiplie les traités doctrinaux, s’intéressant à tous les grands problèmes dogmatiques, moraux, ascétiques et mystiques.

Apologiste, il défend le christianisme contre les reproches des paiens (La Cité de Dieu qui est une philosophie de l’histoire dont le grandiose rehausse la beauté).

Car l’histoire des hommes, leur grandeur et leur misère, lui apparaissait conduite subtilement par la joyeuse miséricorde de Dieu.

Toute la pensée de Saint Augustin est centrée sur deux thèmes essentiels: Dieu et le destin de l’homme; perdu par le péché, sauvé par la grâce.

L’influence de Saint Augustin est certainement est la plus forte de celles qui ont marqué la théologie.

Les grands thèmes augustiniens, connaissance et amour, mémoire et présence, sagesse ont dominé toute la théologie occidentale jusqu’à la scolastique thomiste.

Luther a repris, en la transformant, sa vision pessimiste de l’homme pêcheur.

Le jansénisme a pour source un livre (Augustinus) écrit pour présenter une synthèse des idées de Saint Augustin.

Ce dernier a rédigé (entre 387 et 391) un important traité inachevé, «De musica», dont il consacra la première partie au rythme et à sa symbolique.

Il a laissé de célèbres commentaires sur le chant sacré, particulièrement le jubilus de l’alléluia.

La prose rythmée de ses confessions et son psaume abécédaire isosyllabique eurent une action sur la littérature et la musique médiévales.

Saint Augustin a été peint par Botticelli (église d’Ognissanti à Florence.), par Vivarini(Venise).

Gozzoli lui a consacré un cycle de fresques.

L’extase de St Augustin de Caryer (Louvre), le cycle de Carle Van Loo (six toiles à N.D.des victoires de Paris).

La statue du Saint par G.Coustou figure au comble de la chapelle de Versailles.

L’attribut d’Augustin est un cœur enflammé percé de flèches, qu’il tient à la main.

Avant de mourir, Augustin avait donné des ordres pour qu’on veillât avec soin sur sa bibliothèque épiscopale.

Mais ajoute Possidius, son biographe, «il ne fit pas de testament, car ce pauvre de l’église n’eut pas de quoi en faire…»

Ces œuvres philosophiques de grande importance, patrimoine national et universel, ont été malheureusement récupérées par les sphères culturelles des pays comme l’Italie, la France, la Suisse …et il serait grand temps de les rapatrier afin de remembrer l’histoire de la littérature de notre pays.

Aurèle Augustin, génie de la pensée scolastique de dimension universelle, l’ami des pauvres, est l’image incontestée de la sagesse et de l’altruisme.

Théologien, philosophe, moraliste, il a donné au latin chrétien ses lettres de noblesse.

N’oublions pas aussi les écrits des autres auteurs de la période romaine tels qu’Apulée de Madaure, Manilius, Fauste de Milev, Franton de Cirta… témoignages du passé et efforts des hommes à travers les siècles émouvront sûrement nos chercheurs et historiens qui les liront et les feront connaître davantage aux jeunes dont la grande majorité les ignore.

Ces repères et leur sens historique correspondent à une certaine façon dont cette jeunesse doit prendre connaissance des choses du passé et surtout des écrits authentiquement historiques que nous ont légués ces illustres prédécesseurs précités.

Source: la galerie des hommes célèbres De Raymond Queneau.

Le Quotidien d’ORAN 10 MARS 2013